Paulin,
ton raisonnement est parfaitement exact et les éléments sur lesquels tu réfléchis sont bons.
Son point faible est l’absence de prise en compte de la déformabilité des pièces (rigidité) ce qui te conduit à sur-évaluer l'effet de certains paramètres.
À ce stade et en ce qui me concerne, il me semble qu’il n’est plus satisfaisant de te répondre via des calculs de coin de table ou autres considérations issues d’une pratique professionnelle qui te feront rester sur ta faim ; il faut aller plus dans les détails.
C’est ce que je vais essayer de faire.
Une boîte de vitesses est assimilable à un ensemble comportant plusieurs poutres (les arbres) reposant sur un support unique (le carter) qui les porte et les protège des agressions extérieures.
Le croquis suivant résume le problème. On trouve deux arbres (en vert), quatre paliers (en bleu) et le carter (en jaune) qui est fixé sur le châssis :
Lorsque les pignons transmettent un couple, deux types de forces apparaissent : des forces radiales (verticales sur le schéma) et des forces axiales. Comme déjà évoqué pour l'ATB, les forces axiales résultent de la taille spirale des pignons. Il n’y en aurait pas avec des dentures droites.
Ces forces concernent les deux arbres et pignons du schéma et sont de signe égal et opposé pour chacun d'entre eux.
Les deux arbres sont donc soumis à une flexion pure à cause des Fv et la moitié seulement de leur longueur est soumise à une compression pure provoquée par les Fh.
Dans le schéma, l'arbre du bas est repoussé vers le bas par Fv et c'est le contraire pour l'arbre du haut, qui est soumis à une force dirigée vers le haut Fv (tracée en pointillés).
On considérera que le palier B reprend la poussée au vide de Fh et C encaisse Fh en pointillés. Mais l'inverse peut se produire, cela dépend du sens de marche.
Je ne vais pas développer davantage les histoires de flexion composée régnant dans la parte des arbres encaissant la compression ; ce qui est intéressant à ce stade, c'est le comportement des paliers.
Si on représente ce système selon les codifications habituelles en Résistance des Matériaux (RdM), on obtient ceci :
On note que, outre le moment fléchissant dû à la réaction radiale de la denture, la poussée due à la forme hélicoïdale des engrenages crée également un moment de flexion qui surcharge le palier gauche et décharge le palier droit. Le palier gauche est donc soumis à une force verticale d'intensité supérieure à celle reprise par son compère de droite et à un effort normal valant Fh.
Sur ce schéma, on voit que ce système est isostatique ; en clair, si on retire un appui (les flèches blanches) tout se casse la gueule.
Si on veut encore moins se compliquer la vie avec les variations de longueur des arbres et du carter, on peut mettre l'appui de droite sur « roulettes » (il faut imaginer des petites roues sous le triangle de droite).
Ce n’est pas une blague, ce type d’appui existe!
Des ponts pesant plusieurs milliers de tonnes reposent sur des appareils d'appuis dits glissants, dont le rôle est d'absorber les dilatations thermiques des tabliers en béton ou en acier. Sans cela, les tabliers exerceraient des efforts colossaux sur les culées ou les piles avec, à la clef, un risque d'effondrement par flambement des piles...
Formulé autrement, on touche du doigt un intéressant problème : plus la conception d'un système est merdique (on va rester dans le politiquement correct et juste qualifier de lourdingue ou de techniquement daté le choix des British
) plus on galère en modélisation et en calcul et, surtout, plus on laisse traîner de variables difficiles à maîtriser dans les équations, variables qui, d’ailleurs, ne font pas toujours bon ménage avec la robustesse et la sécurité de l’objet étudié.
Comme l'a indiqué fort justement le Pater, des roulements coniques sont très rigides et nécessitent des réglages dont la détermination exige de prendre en compte un tas de paramètres pour que leur fonctionnement soit correct.
Par contre, toujours selon les principes de la RdM, avec ces roulements, on a transformé notre système isostatique tout simple en usine à gaz. Plus précisément, en système hyperstatique.
C'est quoi, ça?
Le croquis suivant montre comment réagit une poutre (en vert) reposant sur deux appuis (en blanc) et soumise à mi-portée à un effort vertical (en rouge). La couleur magenta donne une idée de la déformation de cette poutre sous l'effet de la flexion. Dans ce cas simple, la contrainte de flexion est maximale à mi-portée ainsi que la flèche :
Noter que, là encore, si on retire un des appuis, la poutre se casse la gueule.
Plus on va vériner, plus la valeur de la flèche va diminuer. Et à un moment, notre vérin va finir par encaisser la totalité de la force qui était supportée par la poutre. Celle-ci ne portera plus sur ses appuis et les contraintes de flexion qui la sollicitaient auront totalement disparu :
Si on veut maintenir un certain effort de flexion dans la poutre, on laissera subsister une certaine flèche. Formulé autrement, à présent, un lien existe entre la déformée (la flèche) et les efforts régnant dans la poutre. Le système est devenu hyperstatique : l'introduction d'un appui supplémentaire a complètement redistribué les réactions d'appui et les efforts dans le matériau.
Quel est l'intérêt de se compliquer ainsi la vie? Tout simplement parce l'introduction d'appuis surnuméraires réduit fortement les efforts dans les points sensibles d'une structure (dans l'exemple, la zone des efforts maxima se situait à mi-portée). Autrement dit, on s'affranchit des limites de résistance de certaines parties de la structure ce qui permet, par exemple, d'augmenter les portées, le prix à payer étant un accroissement significatif de complexité de la conception et des calculs.
Le fait d'avoir introduit deux roulements coniques a pour conséquence l’apparition d’un quasi-angle droit entre le carter et l'arbre.
Pourquoi ?
Sur le schéma précédent, on note que la déformée de la pièce (l’arbre) formait sur appui un « certain » angle avec l'horizontale. Ramener cet angle à 0 nécessitera un couple de flexion qui, comme le vérin de tout à l'heure, déformera l’arbre dans l’autre sens afin de le remettre quasiment d'équerre par rapport à l’appui.
Le schéma correspondant est celui-ci. Noter que deux couples purs de même signe (ici, la fibre supérieure de la poutre est tendue) ne génèrent aucune force verticale ou horizontale, ni en travée, ni sur appui :
Évidemment, ce moment règne aussi dans le roulement, ce qui conduit ses éléments roulants à adopter une position plus ou moins biaise par rapport à la géométrie théorique.
Si on ne corrige pas ce rotulage, il en résultera des efforts internes significatifs au niveau des éléments roulants et c'est notamment pour cela qu'une précontrainte est nécessaire : il faut que la compression appliquée au roulement soit suffisamment élevée pour que les rouleaux retrouvent une géométrie satisfaisante et travaillent correctement.
En fait, toute cette cuisine a pour but de maîtriser ce qu'on appelle en génie civil les rotations sur appuis et en mécanique le rotulage des paliers.
Si on compare les valeurs admissibles en rotulage par les roulements à rouleaux coniques avec celles des roulements à billes, on comprend assez vite de quoi il retourne en termes de dimensionnement, même si les arbres ne semblent pas, à priori, particulièrement déformables. Mais on raisonne à partir de pièces très rigides, ce qui signifie que les ordres de grandeurs sont de quelques millièmes de radians...
Autre point : les roulements à billes peuvent être équipés d'anneaux d'arrêt qui, comme leur nom l’indique, limitent les déplacements axiaux de l’arbre. Soit par le jeu entre la gorge usinée dans la bague extérieure du roulement et le segment, soit par le jeu ménagé entre les carters principal et secondaire dans lequel le segment trouve place.
Un des roulements — et l’arbre qu’il porte — sera donc toujours maintenu en position axiale grâce à l'anneau et reprendra la poussée axiale due aux pignons alors que l'autre pourra coulisser (gras) dans l'alésage du carter, soustrayant arbre et carter à tout effort issu des dilatations différentielles ou autres déformations non souhaitées.
Certes, la précision en rotation de ces roulements est un peu moins bonne que celle des coniques, mais on parle d'une boîte de vitesses à arbres parallèles qui s’accommode sans problème de déplacements axiaux et radiaux minimes...
C'est un peu différent — et encore, je serais curieux de savoir jusqu’à quel point quand on voit de quelle manière une couronne peut fléchir sous forte charge — pour un couple conique : tout déplacement axial du pignon d'attaque modifierait la portée de dents, ce qui induirait frottements intenses et bruits.
Admettons que, dans ce cas précis, un montage précontraint soit
la solution.
En résumé, alors qu'un couple de roulements coniques va conduire à une grande sensibilité aux moments d'encastrement et autres efforts normaux sur appuis, induisant des efforts parasites qu’il va bien falloir reprendre et une sensibilité certaine aux gradients thermiques, un couple de roulements à billes ne générera aucun moment d'encastrement et laissera les pièces se dilater librement.
Alors pourquoi ce choix ?
L’histoire, les habitudes, que sais-je encore, mais une chose est sûre, ce choix n’est aucunement dicté par des contraintes techniques : pour s’en convaincre, il suffit d’analyser la planche suivante, issue d'un transfert de Toyota Land Cruiser, modèle 1996, dont le moteur 3 litres était plus puissant et coupleux que le 2,5 Tdi :
Formulé autrement et avec un zeste d’ironie, côté British, on se demande pourquoi faire simple alors qu’on peut faire compliqué et côté Nippon, on fait simple et efficace.
Même éléments pour le différentiel central, mais j’y reviendrai sans doute dans la suite du sujet.
À présent que l’effort de précontrainte a été déterminé, passons au principe de calcul des cales.
C’est là où la rigidité des pièces prend toute son importance. Le diagramme suivant comprend, en abscisses, les déformations et, en ordonnées, les efforts :
Les déformations sont un terme sans dimension qui correspond — uniquement dans le cas de pièces travaillant sous efforts axiaux — au quotient de la variation de longueur de la pièce par sa longueur initiale (ΔL/L). Elles sont généralement notées ɛ.
Comme l’autre jour, j’ai raisonné sur des barreaux cylindriques en acier et aluminium dont les longueurs et les diamètres sont identiques et les modules d’élasticité dans un rapport de trois.
L’arbre est considéré en acier et le carter en aluminium. Noter que la rigidité est, dans ce cas simplissime, strictement proportionnelle au module d’élasticité (E) des barreaux.
Compte tenu de l’architecture des deux sous-ensembles, l’un travaillera en compression et l’autre en traction : le carter tend à se dilater et l’arbre à se comprimer.
Ɛ multiplié par le module d’élasticité donne la contrainte qui, multipliée à son tour par la section de la pièce, donnera la force dont elle est le siège.
Par ailleurs, les efforts dans les arbres et ceux exercés en réaction par le carter sont de signes contraires, mais rigoureusement égaux. L’effort de précontrainte va donc provoquer un raccourcissement de l’arbre matérialisé par la distance OA et un allongement du carter représenté par OB.
Le module de l’acier étant trois fois plus élevé que celui de l’aluminium, le barreau en alu s’allongera trois fois plus que le barreau en acier ne se comprimera afin que l’effort dans les deux pièces soit le même.
À la condition que l’arbre et le carter soient jointifs, sans pour autant exercer de pression l’un sur l’autre, le total des cales à prévoir vaudra OA + OB. Dans le cas contraire, il faudrait rajouter une épaisseur de cales correspondant à la distance entre les deux pièces, donnée par les différents débattements d’un comparateur.
Voyons maintenant l’effet de la température.
Imaginons un bâti indéformable comportant deux becs infiniment rigides dont l’un, équipé d’un système de mesure à la demande de sa course, peut être mobile. Introduisons dans ce bâti, sans le comprimer, le barreau en acier à 20°C. Chauffons-le à 60°C :
Le bâti ne desserrant pas son étreinte dans un premier temps, le barreau ne va pas s’allonger mais exercera un effort sur les becs du montage. L’effort dépend du coefficient de dilatation thermique de l’acier et de son module d’élasticité.
Si, dans un deuxième temps, on relâche progressivement le bec mobile du bâti, l’effort va décroître et tomber à zéro au bout d’un « certain » déplacement.
Que se passe-t-il, en fait ?
La longueur du barreau multipliée par le coefficient de dilatation thermique va nous donner l’allongement lié au passage de 20 à 60° C. Noter que par rapport à la phase de matérialisation de la précontrainte, on a un autre ΔL, donc un autre ɛ. Lequel, multiplié par le module d’élasticité E, va nous donner la contrainte qui, à son tour, va nous donner la force exercée par le barreau sur le bâti.
Ces nouvelles valeurs continuent évidemment à obéir à la fonction efforts/déformations décrite supra.
On refait la même manip avec le barreau en alu. Bien que les longueurs à 20° C soient identiques, l’alu va se dilater trois plus que l’acier. Mais l’effort exercé par l’alu sur le bâti sera pourtant le même que celui de l’acier puisque les modules de rigidité et de dilatation varient en sens inverse.
On notera que pour les deux barreaux, vu qu’il s’agit d’allongements liés à la température, les deux efforts seront cette fois de même signe.
Si on compare les deux allongements, on constate que l’acier sera totalement allongé (la force dans le barreau sera nulle) alors que l’alu, pas totalement libéré du confinement exercé par le bâti, sera encore en contrainte.
Le différentiel de dilatation (différence entre les deux allongements à chaud) est noté OA’ sur le croquis ci-dessous :
Formulé autrement, au point où le barreau en acier est libéré par le montage, le barreau en alu est encore comprimé, son allongement étant supérieur à celui à partir duquel l’acier n’était plus sous contrainte.
La valeur de l’effort résiduel dans le barreau en alu pour cette nouvelle valeur A’ de ɛ est donnée par le graphe. Elle correspond au point d’intersection de la courbe bleue et de la verticale verte passant par A’.
Si on se replace dans la configuration de calcul des cales de précontrainte, on constate que la précontrainte résiduelle est à présent inférieure à l’initiale. En d’autres termes, avec une élévation de température de 20 à 60 °C, sous l’effet de l’allongement supérieur de l’alu, l’arbre est devenu trop court (ou le carter trop long) pour qu’on puisse retrouver le point correspondant à un effort devenant simultanément nul dans les deux pièces.
Une partie de la force résiduelle régnant dans l’alu n’est donc pas équilibrée : l’équilibre sera obtenu au prix d’une réduction de l’effort de précontrainte.
Cependant, le fait d’avoir des courbes différentes (l’une raide et l’autre moins pentue, autrement dit des modules de rigidité très différents) a atténué très fortement l’effet de la température sur la précontrainte.
On peut se rendre compte de ce que serait l’ampleur de la perte de précontrainte en remplaçant la courbe bleue du carter par la courbe rouge passant par l’origine. L’intersection de cette courbe avec la verticale verte passant par le point A’ se situerait alors bien plus haut sur l’échelle des efforts, pouvant aller jusqu’à provoquer une disparition complète de la précontrainte.
En d’autres termes, avec des rigidités identiques pour les deux pièces et les mêmes coefficients de dilatation que dans l’exemple, la perte de précontrainte aurait pu être totale : l’arbre se serait alors littéralement mis à « flotter » dans le carter.
C’est précisément parce que négliger la rigidité des pièces laisse supposer qu’une situation aussi extrême peut survenir que j’ai réagi à ton propos. Et au vu de ce que j’ai imaginé du contenu de ta réflexion en lisant ton dernier message, je ne pouvais pas me limiter aux éléments précédents, beaucoup trop sommaires au vu de l’acuité de ton questionnement.
Il nous reste maintenant à voir en quoi des dispositions constructives plus ou moins alambiquées permettent de réduire les effets négatifs des dilatations que tu as pointés à juste titre.
L’objectif est de « coucher » au maximum la pente d’une des courbes (celle du carter en général, car les arbres sont aussi rigides que massifs et il n’est pas envisageable de les faire travailler autrement qu’en compression) afin de limiter les fluctuations excessives de la précontrainte liées aux variations dimensionnelles d’origine thermique. Mais il faut également tenir compte de l’intensité des efforts provoqués par les engrenages qui soumettent le carter à une poussée au vide plus ou moins intense.
On retrouve donc cette fameuse histoire d’angle d’hélice.
Le concepteur du carter doit donc trouver un cheminement entre tous ces écueils afin d’aboutir à une valeur de précontrainte raisonnable et plausible au regard des variations des différents paramètres, l’objectif étant de maintenir au maximum le fonctionnement des roulements dans la plage bleue du graphe — voire un peu plus à gauche si on veut optimiser — mis en ligne par Pater.
Pour illustrer ce qu’on peut explorer comme pistes, voici un autre croquis évoquant la possibilité de moduler les rigidités :
Dans une certaine mesure il est possible, en les nervurant, de réduire globalement la section des parois travaillant sous efforts normaux. En effet, ce sont elles qui, parce qu’elles sont parallèles aux arbres, contribuent massivement à l’allongement d’origine thermique du carter et au différentiel d’effort associé « grignotant » la précontrainte de manière plus ou moins sévère.
La section de carter parallèle aux arbres ayant été réduite, la contrainte — donc la force exercée sur le bâti de mesure après relâchement complet de l’arbre — sera minorée. Le nervurage, étendu aux parois fonctionnant en flexion pure, en permettant de moduler la part de la flèche dans la déformation totale du carter, limitera encore un peu plus l’effet des déformations d’origine thermique.
Une image simple : les lyres dans les canalisations transportant des fluides très chauds ou très froids. Autant les déformations axiales peuvent engendrer des efforts normaux considérables dans les tuyauteries parce que directement proportionnelles aux variations de température, autant une lyre les annulera presque totalement grâce à ses déformations en flexion.
À cet égard, n’hésite pas à te livrer à un examen approfondi de la superbe coupe en couleurs mise en ligne par le Pater dans un autre sujet :
Tu verras, d’une part, que les roulements de l’arbre intermédiaire ont été quasiment soustraits à l’effet des variations dimensionnelles par l’intermédiaire d’un axe glissant (celui dont Lbabar vient justement de refaire la portée, ce qui donne une idée de l’amplitude des différentiels de dilatation d’origine thermique) et, d’autre part, que des parties précises du carter présentent un profil assez voisin de celui d’une lyre...
Ces astuces, assez subtiles au demeurant, permettent de travailler la loi contrainte/déformation du carter, autrement dit de gérer sa rigidité, donc de minorer les effets des fluctuations dimensionnelles dues à la température. Sous réserve que le fonctionnement mécanique du carter et des roulements reste acceptable, évidemment.
On comprend pourquoi le recours à des roulements précontraints n’est pas, globalement, la solution la plus simple et la plus élégante pour ce type de montage.